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samedi 11 janvier 2014

Polygamie. Enquête sur un archaïsme

  • Par : Un dossier de Fadwa Islah et Hicham Oulmouddane
Polygamie. Enquête sur un archaïsme
Un dessin de Curzio Malaparte
Profondément ancrée dans le socle religieux, social et culturel, cette survivance du passé a la peau dure et ne risque pas de disparaître de sitôt. Décryptage.
“Avoir plusieurs femmes, c’est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour concilier mes pulsions et ma foi musulmane. Il ne faut pas se leurrer, ce n’est pas dans la nature des hommes d’être fidèles à une seule et unique femme. Et ça, c’est dans lemonde entier. Certains choisissent de prendre des maîtresses, de vivre des relations cachées, d’autres, comme moi, préfèrent la transparence et se marient.” Ainsi s’exprime Salim, 35 ans. Il est marié à deux femmes et envisage d’en épouser une troisième. Pourtant, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est ni un barbu, ni un vieux d’allure “rétrograde” vivant dans une campagne reculée. Ce polygame assumé est un jeune ophtalmologue à l’allure de hipster et d’apparence on ne peut plus moderne. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, il est loin d’être le seul à penser ainsi. En effet, selon l’étude “L’islam au quotidien au Maroc”, réalisée par les sociologues Mohamed El Ayadi, Hassan Rachik et Mohamed Tozy, 44% de la population marocaine est pour la polygamie. Plus étonnant encore, cette même étude révèle que “l’opinion favorable à la polygamie est plus importante dans les catégories scolarisées de la population que dans les catégories non scolarisées”. De quoi donner des sueurs froides aux féministes comme Fouzia Assouli, qui milite depuis de nombreuses années pour l’abolition de cette pratique : “La polygamie est préjudiciable à la femme, mais a aussi des conséquences néfastes sur les enfants et la société”, tonne la présidente de la Ligue démocratique des droits des femmes(LDDF).

Mission compliquée, pas impossible
La bataille est donc loin d’être gagnée, d’autant qu’avec l’arrivée en novembre 2011 d’un gouvernement islamiste, la polygamie a, quelque part, “repris du galon” en la personne de deux ministres pjdistes qui assument sans complexes leur statut de polygames. C’est le cas du ministre de la Justice et des Libertés, Mustafa Ramid, qui est allé jusqu’à déclarer dans une interview accordée à TelQuel : “C’est certainement plus facile que d’avoir une épouse ‘légale’ et une maîtresse”. L’autre membre du gouvernement qui affiche sa polygamie au grand jour n’est autre que Abdellah Baha, ministre d’Etat sans portefeuille et spin doctor du chef de l’Exécutif, Abdelilah Benkirane. Et si ce dernier est monogame, il ne s’est pas gêné pour déclarer, au quotidien français Le Monde, à propos de ses ministres polygames : “Ce n’est pas pire que d’avoir des séries de maîtresses.” Avec de tels propos, gageons qu’un amendement de la Moudawana qui interdirait définitivement la polygamie ne risque pas de se faire sous l’ère Benky…
Concrètement, tous les ans, à l’instar de Salim, notre ophtalmo bidaoui, ils sont plus de mille à prendre une deuxième, voire une troisième épouse. Plus précisément, selon les statistiques du ministère de la Justice, sur les 325 415 mariages contractés au Maroc en 2011, on recense 1104 autorisations pour un second mariage, contre 991 en 2010. “On constate en effet une légère augmentation des cas. En attendant l’interdiction pure et simple de la polygamie, on ne pourra jamais connaître la véritable tendance des chiffres”, analyse Khadija Rouggany, avocate au barreau de Casablanca et membre de l’Association marocaine pour les droits des femmes (AMDF). Des chiffres d’autant plus “obscurs” que certains se débrouillent comme des chefs pour contourner la loi (voir encadré), cette fameuse Moudawana instaurée en 2004 et qui avait notamment pour objectif de faire baisser la polygamie en obligeant les hommes à demander l’autorisation préalable de leur épouse avant de contracter un autre mariage. Pour cet adoul de Casablanca, “la Moudawana a certes compliqué les conditions du mariage, rendant, de facto, une seconde union presque impossible. Mais certains n’hésitent pas, pour contourner les contraintes du nouveau Code de la famille, à recourir au mariage dans le secret, conclu par la lecture de la Fatiha tout simplement. Sans oublier que les hommes rivalisent d’ingéniosité pour tricher et contourner la loi”.

Obscurs objets du désir
Qu’est-ce qui fait donc rêver ces hommes désireux d’avoir plusieurs épouses ? Mis à part les cas particuliers de stérilité ou de maladie chronique de la première épouse, l’argument qui revient systématiquement dans la bouche de la majorité des polygames, c’est le sexe. Le sexe et la variété des plaisirs. Imad, un quadra professeur de maths au physique d’éternel adolescent, en véritable macho, nous lance le plus naturellement du monde : “Qui n’a jamais rêvé d’être un Don Juan, un Casanova ou, pour parler de quelqu’un de plus proche de nous, un Haj Mitwaly (héros du célèbre feuilleton égyptien des années 2000, ndlr) ? Les hommes qui prétendent le contraire sont des menteurs… On a tous au fond de nous un fantasme de harem. Mais si le harem est un privilège réservé aux rois, la polygamie est accessible à tous”. De son côté, Salim, notre ophtalmologue, n’hésite pas à affirmer de manière tout à fait décomplexée et bla hechma : “ça va vous paraître un peu vulgaire, mais on ne peut pas manger du poulet tous les jours, il faut varier”. Une excuse très usitée chez les adeptes de la polygamie, qui présuppose que le besoin de varier les plaisirs n’existe que chez les messieurs, et en aucun cas chez les dames. Elle laisse aussi entendre que finalement, pour ces hommes, les relations qu’ils entretiennent aux femmes se limitent à la chair, et que ces dernières ne sont, à leurs yeux, rien d’autre qu’un corps, un instrument de jouissance. “Pour nous les hommes, qui sommes fondamentalement chasseurs dans l’âme, épouser plusieurs femmes c’est la solution idéale, qui permet d’assouvir fantasmes et désirs, mais dans le halal, sans culpabilité, puisque l’islam met à notre disposition un cadre qui régit ces relations, poursuit Salim. Ce qui, à mon sens, est en faveur de la femme, qui peut ainsi être reconnue socialement et avoir des droits, hériter, avoir des enfants, etc.” Un point de vue partagé par Abdeslam El Bouraini, adoul et ancien président de l’Ordre national des adouls, pour qui “la polygamie est le meilleur remède contre al fassad”. Comprenez qu’il s’agit d’une sorte de rempart contre les relations sexuelles extraconjuguales. Par ailleurs, toujours selon l’ancien big boss des adouls, ce serait aussi un excellent moyen de lutter contre le célibat, puisqu’il n’hésite pas à affirmer : “Il y a autant de divorces que de mariages chaque année, il faut bien recourir à cette solution pour absorber le surplus de célibataires qui résulte de cette équation.” Qui dit mieux ? Pour Fatiha Layadi, ex-députée du Parti authenticité et modernité (PAM), “ces arguments sont fallacieux, et ne sont qu’une manière de rendre licite ce qui ne l’est pas.”

Gestionnaires d’entreprise familiale
Et lorsqu’on demande à un polygame si ce n’est pas dur de composer avec les humeurs et les états d’âme de plusieurs femmes, la réponse est sans appel : “Il y a bien des hommes qui gèrent des entreprises de 3000 personnes, alors pourquoi pas deux femmes ?”, décrète Salim, sans même réaliser combien sa comparaison est réductrice pour la gent féminine. Même son de cloche du côté de Imad : “Comme les femmes se sentent en compétition et quelque part en danger, elles redoublent d’efforts pour satisfaire leur mari, le ‘gagner’. Elles font plus attention à elles, nous bichonnent... et c’est merveilleux ! Loin de se sentir en difficulté, avoir plusieurs épouses donne un véritable sentiment de surpuissance”. Ben voyons…
Cependant, si l’islam autorise cette pratique, il l’accompagne de conditions assez restrictives : “Épousez comme il vous plaira deux, trois ou quatre femmes, mais si vous craignez de n’être pas équitable, prenez une seule femme” (Coran, sourate Annissae, verset 3). Une restriction renforcée plus loin dans la même sourate : “Vous ne pouvez être équitables à l’égard de vos femmes, même si vous en avez le désir” (Annissae, 129). Un verset qui souligne bien, à sa manière, que l’existence d’un homme marié à plusieurs femmes sera ponctuée d’injustices faites à l’une ou l’autre.
Alors comment organisent-ils leur vie de famille au quotidien ? Exit le temps où, comme dans le film de Mohamed Abderrahmane Tazi, A la recherche du mari de ma femme, les épouses acceptaient de cohabiter sous le même toit. Aujourd’hui, les femmes de polygames version New Age exigent chacune d’avoir leur propre maison. Et équité oblige, de même “calibre” s’il vous plaît. C’est le cas de Salim, notre doc polygame, qui loue deux appartements dans le quartier Oulfa de Casablanca. Et qui dit deux appartements, dit deux loyers. “ça me fait un budget logement de près de 10 000 dirhams mensuels. Ce qui n’est pas négligeable. D’ailleurs, à mes yeux, l’argent est le seul véritable obstacle que je vois au fait de prendre encore une autre femme”, regrette-t-il le plus sérieusement du monde. Imad, dont les revenus sont plus limités, a choisi quant à lui d’acheter une petite maison familiale à Sidi Maârouf, dans la banlieue casablancaise, et d’installer chacune de ses deux femmes à un étage distinct. Il passe la nuit chez l’une ou chez l’autre à tour de rôle.
Sur ce volet, le devoir d’équité pour un polygame envers ses épouses est une obligation à la fois juridique et religieuse. Mais sa traduction dans la pratique relève de l’impossible. Et les témoignages ne manquent pas. En effet, jongler entre plusieurs foyers donne le tournis même au plus aguerri des maris. “Parfois, je suis bien chez moi et je passe une bonne soirée avec les enfants. Mais dès que je m’apprête à sortir pour passer la nuit chez la seconde épouse, c’est la scène de ménage garantie. Souvent elle me lance : ‘Vas-y, sors de ma maison, va voir ta traînée’. C’est pénible”, nous confie Imad, dépité. Des scènes de ménage qui se suivent et se ressemblent, où le polygame se retrouve dans un no man’s land psychologique difficile à déchiffrer, surtout pendant le ramadan ou les jours de fête, où il doit pratiquement “se couper” en deux, voire trois, pour visiter ses belles-familles. “Il m’arrive de tout laisser tomber et partir en escapade tout seul ou avec un ami pour me reposer, surtout moralement. Je suis fatigué tout le temps, mais j’ai de la tendresse pour mes deux épouses”, avoue Imad. Un casse-tête…

Let’s talk about sex
La sexualité pose également un véritable défi physique au polygame. Et c’est là où le mot équité prend une tout autre tournure. “Un jeune polygame aura plus de force sexuelle pour faire l’amour à ses femmes, de façon à les combler toutes et de manière satisfaisante et continue. Plus il avancera en âge, moins il pourra accomplir physiquement ses devoirs conjugaux. C’est le début des tensions dans chacun de ses foyers”, analyse la sexologue Amal Chabach. Il arrive aussi que l’époux préfère avoir des rapports sexuels avec la deuxième femme plutôt qu’avec la première. Cette dernière se sent alors rejetée et réagit souvent violemment. S’il n’a pas de rapports avec elle, c’est qu’il en a eu la veille avec l’autre, croit-elle comprendre. Par ailleurs, il arrive également que la seconde épouse, plus jeune, ait constamment besoin de relations sexuelles que le mari, plus âgé, n’arrive plus à assouvir. Or, avec le temps, l’homme montre des signes de fatigue physique et voit, de plus en plus, sa libido diminuer et ses pannes devenir plus fréquentes. “Quand un homme éjacule, il a besoin d’une période de repos obligatoire pour reprendre des forces, avant d’avoir un deuxième rapport sexuel. Cette période, dite ‘réfractaire’, s’allonge avec l’âge. Un homme dans la cinquantaine est dans l’impossibilité physiologique d’avoir des rapports suivis, pendant deux jours de suite. Il a besoin d’un repos de 2 à 3 jours pour retrouver la forme”, conclut Amal Chabach. Gérer un “harem” est donc un véritable challenge sexuel, qui nécessite de l’organisation et parfois le recours à des stimulants. “Bien sûr, à certaines périodes, quand je travaille beaucoup, il m’arrive d’avoir des coups de mou. Dans ce cas, j’ai mes petites recettes : une alimentation saine, riche en sucres lents et en fruits comme l’avocat ou les amandes, des tisanes à base de gingembre et, en cas de grande fatigue, je prends du Viagra”, nous confie Salim, en véritable expert.

Ce que pensent les femmes ?
Et les principales intéressées dans tout ça ? Que ressentent-elles ? Comment vivent-elles leur situation de femmes de polygames ? Deux mots reviennent presque systématiquement quand elles décrivent leur ressenti : la colère et le sentiment d’humiliation. “Lorsque mon mari m’a annoncé qu’il voulait prendre une deuxième épouse, c’est toute ma vie qui s’est écroulée. Passée la colère, j’ai essayé de comprendre pourquoi ça m’arrivait à moi, qu’est-ce que j’avais bien pu faire de mal, en quoi j’ai failli, fauté, en quoi finalement je me suis montrée incomplète pour qu’il ait besoin d’une autre ? Nous étions mariés depuis dix ans, nous avons deux beaux enfants. Bien sûr, comme tous les couples, il y a des hauts et des bas, mais rien de particulier, à part une certaine distance ces deux dernières années, due notamment à ses nombreux déplacements professionnels. Apprendre qu’il voulait prendre une autre femme a été une véritable humiliation”, se souvient Sonia, cadre en entreprise de 43 ans. Même son de cloche du côté de Fouzia, 35 ans, femme au foyer : “Ça a été un choc. Je savais plus ou moins que mon mari était coureur, qu’il avait des maîtresses, qu’il était zehouani comme on dit, particulièrement depuis la naissance des enfants, mais je n’imaginais pas un seul instant que l’homme dont j’étais tombée amoureuse, un homme instruit et moderne, puisse passer à l’acte et se remarier.” Mais alors, si cette nouvelle a engendré tant de souffrance chez ces femmes, pourquoi ont-elles donné leur autorisation ?

Desperate housewives
“La pression sur ces femmes est énorme et la société est impitoyable à leur égard. Au Maroc, on préfèrera toujours qu’une femme reste mariée, même si elle est malheureuse, plutôt que l’opprobre du divorce”, nous déclare Fatiha El Ayadi. Ce que nous confirme Souad Benmessaoud, coordinatrice des centres d’écoute de la LDDF : “La polygamie est une véritable violence psychologique faite aux femmes. Et cette violence est perpétrée non seulement par les maris, qui choisissent de prendre une seconde épouse, mais aussi par les familles de ces femmes qui, loin de les soutenir, n’ont qu’une obsession : éviter à tout prix le divorce de leurs filles et, surtout, empêcher leur retour au domicile parental.”
“Bien sûr, j’aurais pu refuser, demander le divorce. J’ai les moyens matériels de me prendre en charge, j’ai un bon travail. Mais j’ai pensé à mes enfants, que j’aurais privés de leur père, au regard de la société. Et puis, à 43 ans, divorcée avec deux enfants, comment refaire ma vie ? Quel homme voudrait encore de moi ? Je me suis donc résignée et je lui ai donné l’autorisation de se marier”, explique Sonia d’un air triste. Puis elle nous confie que, depuis, elle voit un psy et suit un traitement pour dépression chronique. Un scénario assez classique, que nous confirme ce psychologue spécialisé dans les problèmes de couple : “Lorsque leur mari prend une deuxième épouse, les femmes se retrouvent plongées dans une immense détresse où prédomine un sentiment de culpabilité, souvent étayé par l’attitude de l’entourage et de la société, qui leur laisse entendre que si l’homme a décidé de se remarier, c’est sûrement qu’elles n’ont pas su le satisfaire, le ‘tenir’”. Et ce chagrin, ce désarroi, se transforme parfois en une dépression dont l’issue peut être dramatique, fatale. C’est le cas de cette femme qui s’est suicidée, en 2008, avec ses deux filles, à Mohammedia, après avoir appris que son mari voulait en épouser une autre car elle ne lui avait “donné” aucun garçon… Et la détresse des mères est généralement partagée par les enfants, qui paient inévitablement les pots cassés de la polygamie et de la distorsion de la cellule familiale. “Un deuxième mariage du père a des conséquences extrêmement néfastes sur la vie des enfants. Suite à cela, il n’est pas rare d’assister à des retards ou des échecs scolaires, un repli psychologique, voire des fugues”, souligne Souad Benmessaoud.
D’autres femmes encore choisissent de se battre et déploient, pour y arriver, une énergie phénoménale. A l’instar de Fouzia, qui a préféré jouer la carte de la reconquête : “Très rapidement, mon côté combatif a repris le dessus. Je me suis dit à la guerre comme à la guerre. Si je me retire de la bataille maintenant, la nouvelle aura tout gagné, et tout ce que j’ai construit jusqu’à présent sera perdu. Donc, au lieu de le rejeter, j’ai joué à la femme compréhensive, j’ai même été jusqu’à ‘copiner’ avec la deuxième. Et puis, petit à petit, en parallèle, j’ai sorti le grand jeu : lingerie fine, j’ai perdu du poids, je me suis mise au sport, j’ai renouvelé ma garde-robe, changé d’attitude avec lui... Et les résultats ne se sont pas fait attendre. Lui qui était devenu volage, quasi toujours absent du foyer, il s’est montré présent et attentionné plus souvent, presque amoureux. Par contre, il n’a pas encore répudié l’autre, mais je compte bien arriver à mes fins tôt ou tard.” Comme on dit, l’espoir fait vivre…


D'après: telquel-online.com

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